Lorsqu’il a été arrêté, le 24 décembre 2003, Amjad Yassin ne savait pas très bien à quoi s’attendre. Etudiant en informatique à l’université de Jénine, dans le nord de la Cisjordanie, il avait été raflé avec beaucoup d’autres lors d’une descente de l’armée israélienne sur le campus. N’ayant rien à se reprocher, sinon de soutenir la cause du Hamas, le Mouvement de la résistance islamique, il s’est dit : “J’en ai pour quelques jours et ils vont me relâcher.” Et puis les journées d’interrogatoire se sont multipliées. A 20 ans à peine, il a été soumis à la question, totalement nu, pendant presque un mois. “Ils étaient trois ou quatre. Le bon, le méchant, l’observateur. Toujours les mêmes questions, toujours les mêmes menaces, contre la famille, la maison qui va être détruite. Et les propositions de collaboration en échange d’avantages : “Aide-nous et nous t’aiderons”.”
Amjad Yassin a finalement été transféré à la prison de Megiddo, au nord de la Cisjordanie. Un tribunal militaire a automatiquement renouvelé sa détention. Aucune charge n’a été retenue contre lui, mais, pour “des raisons de sécurité”, il est maintenu en prison. En Israël, c’est ce qui s’appelle la “détention administrative”. Pas d’accès au dossier, pas d’avocat, pas de recours. “Ce n’est qu’au bout de sept mois que j’ai eu droit à un avocat, mais sa tâche était impossible, explique le jeune homme. Tout est décidé d’avance devant le tribunal militaire. C’est mécanique. La famille, le détenu, n’ont pas le droit de parler, ça ne dure que quelques minutes. 99 % des gens dans mon cas ne savent pas pourquoi ils sont en prison. Tout le monde se demande : “Mais pourquoi je suis ici ?” Moi, je ne sais toujours pas. Quelquefois, cela me fait sourire lorsque je pense à tout ce dont j’ai été accusé sans aucun élément sérieux. On m’a même accusé de vouloir acheter des Scud !”
Amjad Yassin a finalement passé plus de trois ans en prison. Il a été libéré le 26 février, sans jamais savoir pourquoi il avait été traité comme un terroriste. “Le plus dur, c’était les transferts permanents et l’incertitude de l’avenir. On ne sait jamais combien de temps on va rester, même si le jour annoncé de la libération est le bon : très souvent, c’est une fausse sortie pour nous mettre à l’épreuve. Combien d’entre nous ont cru qu’ils allaient sortir pour être remis en cellule au moment de monter dans le bus ! Ce qu’ils veulent, c’est nous casser, nous humilier, nous mettre la peur au ventre.”
Aujourd’hui, Amjad Yassin ne sait plus. Il peut être interpellé en passant un barrage militaire. Ou bien arrêté chez lui, dans sa maison d’Assira Al-Shamalia, gros bourg de 12 000 habitants au nord de Naplouse. “Si je tente de fuir, c’est une bonne excuse pour eux de me tuer. Ici, dans ce quartier, il y a au moins vingt personnes en prison et plus de cent dans toute la ville. Avant, ils appréhendaient les gens un par un. Maintenant, c’est par groupes entiers. Plus personne ne s’intéresse à nous, plus personne ne parle de nous, nous sommes laissés pour compte, enfermés dans nos villages ou enfermés dans les prisons.”
Aujourd’hui, sur les 11 050 Palestiniens incarcérés à la mi-avril, 801, dont quinze mineurs de moins de 16 ans, l’étaient en “détention administrative”. C’est- à-dire sans aucun contrôle d’aucune sorte. Au départ, selon la règle appliquée dans les territoires occupés, un suspect peut être interrogé pendant huit jours avant d’être présenté à un juge militaire qui reconduira automatiquement la période de détention, laquelle peut aller jusqu’à quatre-vingt-dix jours sans qu’aucune charge ne soit spécifiée. Ensuite, pour “raisons de sécurité”, sans autre précision, la détention peut être prolongée jusqu’à deux ans. Le renouvellement de l’ordre de détention peut ensuite être effectué pour un à six mois, et renouvelé de semestre en semestre pendant de longues années.
“Un détenu est ainsi resté huit ans en prison sans jamais avoir été ni inculpé ni jugé”, explique Jehan Jarrar, d’Addameer, une association de défense des droits de l’homme et de soutien aux prisonniers. “Certains sont détenus depuis le début de l’Intifada, fin septembre 2000.”
Une organisation féminine de défense des droits civiques, Machsom Watch, a étudié, entre décembre 2005 et décembre 2006, le fonctionnement des tribunaux militaires. “Chaque affaire est traitée pendant deux à quatre minutes. L’avocat voit son client pour la première fois dans le box, il n’a généralement pas connaissance du dossier. Il a juste le temps d’échanger quelques mots avec lui, indiquent Hagit Shlonsky et Hava Halevi, qui ont analysé 130 cas. Aucune question ne lui est posée. Il n’y a pas de témoin et aucune question n’est adressée aux enquêteurs sur la fiabilité de leur rapport. C’est une justice à la chaîne. Lorsqu’un détenu sort, l’autre rentre. C’est une vaste bureaucratie, presque une industrie.” Plus de 4 600 Palestiniens ont ainsi été traduits devant un tribunal militaire en 2006 et il y a eu plus de 11 000 audiences pour reconduction de détention. Selon les auteurs du rapport, “les enfants, les jeunes, les adultes, les femmes ne sont pas épargnés”. La responsabilité pénale pour les Palestiniens commence à 12 ans, les adolescents sont envoyés dans les camps de détention pour adultes à partir de 16 ans.
Né en juillet 1989, Riziq Armosh - 16 ans - a été incarcéré pendant presque trois mois au printemps 2005, pour avoir jeté des pierres. Il était à la prison de Telmond, près de Haïfa. “Le plus dur était de ne pas avoir de visite”, dit-il. La deuxième fois, il a été arrêté chez lui, en août 2006, dans le camp de réfugiés d’Al-Jalazon, près de Ramallah. Il est resté un peu plus de quatre mois, pas trop loin de son domicile, sur la base militaire d’Ofer. Ils étaient vingt-quatre dans une grande tente. On lui reprochait d’appartenir à une organisation politique. Et puis il a été libéré, faute de preuves. “J’ai été détenu sans jamais savoir pourquoi.”
Son oncle a, lui aussi, connu la prison pendant la première Intifada, de 1987 à 1994. Quatre ans et demi pour avoir jeté des pierres. “Ici, nous sommes tous fichés. Nous sommes tous des moutons noirs, indique Soufiane Abou Hakmeh, 42 ans. Le père de Rizik a été arrêté plus de vingt fois. Son fils peut l’être à tout moment. Toute la famille peut être punie. Ils disent seulement qu’ils ont un document, et, bien sûr, ils ne “peuvent pas” nous le montrer. La menace est constante. Les Israéliens nous disent que nous n’avons pas d’avenir sauf si nous travaillons avec eux. Nous ne sommes pas leurs ennemis. Ce sont eux qui sont les nôtres.”
Depuis la guerre de 1967 et l’occupation de toute la Cisjordanie, partie orientale arabe de Jérusalem incluse, près de 700 000 Palestiniens ont été détenus au moins une fois : 20 % de la population. Sachant que l’immense majorité d’entre eux appartient au genre masculin, ce sont près de 40 % des hommes de Palestine qui ont goûté la paille des cachots israéliens. Les statistiques de 2006 révèlent que la moyenne mensuelle varie de 369 à 573 arrestations, dont 19 à 80 enfants et adolescents. “Approximativement 5 000 terroristes ont été arrêtés en 2006″, indique le Shin Bet, les services de sécurité intérieure. Une moyenne de treize par jour. Les vingt-trois prisons de haute sécurité en Israël ne désemplissent pas. Souvent les détenus sont installés dans des tentes, faute de place. Quand certains sont libérés, le plein est de nouveau fait rapidement, de manière à toujours disposer d’un volant de “libérables, une sorte de monnaie d’échange”, indique Ahmad Maslamani, un médecin incarcéré à sept reprises pour des périodes allant jusqu’à neuf mois. Sur les 11 050 personnes actuellement détenues, 1 829 le sont dans des camps militaires. Quelque 386 sont des mineurs et 83 des femmes, 5 904 ont été condamnés dont 636 à perpétuité et 472 à plus de vingt ans ! En juillet, Saïd al-Atabeh aura passé trente ans de sa vie en prison. Cinq détenus ont plus de 65 ans, deux plus de 70 ans et vingt-cinq ont moins de 16 ans !
Naturellement, toutes ces incarcérations coûtent cher. L’une des ressources de financement du système est constituée par les amendes infligées aux prisonniers et leurs familles. En 2005, le système a ainsi encaissé 14,3 millions de shekels (2,7 millions d’euros). Pour les familles, c’est un poids considérable, de l’ordre de 200 dollars par mois, selon Jehan Jarrar, de l’association Addameer. Fahmi Dar Asi, 35 ans, se souvient que ceux qui n’avaient pas les moyens de “cantiner”, dans le camp du Néguev où il se trouvait, ramassaient des herbes sèches pour faire du thé. Arrêté le 3 juin 2002, Fahmi a été libéré le 30 mars 2006. Aujourd’hui, il essaie de tout oublier, les interrogatoires, les humiliations, les vexations, les révoltes contre les conditions de vie et les matraquages qui s’ensuivaient. Au total, son maintien en détention a été prorogé treize fois ! Quand il est sorti, il n’y croyait pas vraiment. Il vit aujourd’hui à Ramallah, où il a repris son métier de maçon. “J’ai encore une boule au creux de l’estomac. Que les Israéliens nous fichent la paix ! Qu’ils quittent notre territoire et nous laissent gérer nos affaires. On parle beaucoup de Guantanamo, mais, ici, c’est pire et personne n’en parle.”
La réadaptation à la vie civile n’est pas facile. Ahmed Nidal, psychiatre au Centre de traitement et de réhabilitation des victimes de la torture à Ramallah, en sait quelque chose. Chaque jour, cinq à six anciens détenus viennent lui confier leurs difficultés après les mauvais traitements. “On ne les bat pas. Il n’y a pas de traces, mais la torture existe : psychologique, morale, la gamme est infinie et on connaît les techniques de pression et de coercition. Personne ne sort indemne de prison. Les marques ne sont pas sur le corps mais dans l’âme. Le traumatisme demeure toute la vie.” L’utilisation de la famille ou des voisins comme menace est coutumière, selon lui. On fait courir des bruits sur les détenus. On les accuse d’avoir collaboré.
“C’est de pire en pire, assure le psychiatre. Les Israéliens font ce qu’ils veulent. Ils sont obnubilés par leur sécurité, qui passe par l’oppression des autres. Personne ne dit rien.” Deema Tibi, psychologue, ne se gêne pas pour décrire les différentes méthodes de torture comme le shabeh, qui consiste à placer le détenu ligoté dans des positions très inconfortables pendant un long temps. Etant donné que la période d’isolement peut durer soixante jours, pendant ces deux mois, il peut se passer pas mal de choses. Un rapport du ministère des prisonniers, publié par l’Autorité palestinienne en juillet 2006, affirme que, depuis l’occupation de 1967, 183 détenus sont morts en prison (69 de “tortures”, 42 de “négligence médicale” et 72 “tués de sang-froid après leur arrestation”).
Sabha Jamal Al-Jamal, 23 ans, n’a jamais craint pour sa vie. Tout habillée de noir, la jeune femme est sortie de prison le 22 février, après dix-huit mois d’incarcération au motif qu’elle “pouvait être” une kamikaze. Etudiante en littérature à l’université de Naplouse, elle garde de son séjour en prison le sentiment que tout est fait pour briser la volonté et la résistance. Elle n’a eu droit qu’à six visites. C’est d’apercevoir le ciel qui lui a le plus manqué. Aujourd’hui, elle se sent vidée par cette épreuve, mais, dit-elle, “j’ai beaucoup appris au contact des autres. J’ai plus confiance en moi. Maintenant, je vais essayer de laisser tout cela et recommencer une nouvelle vie. Mais je n’arrête pas de penser à toutes celles qui sont encore là-bas”.
Kanaan King est un solide gaillard de 39 ans, père de trois enfants. Lorsqu’il repense à son aventure, les larmes lui montent aux yeux. Le 11 février, pour améliorer l’ordinaire, il était allé cueillir des plantes sauvages sur le mont Eval, au nord de Naplouse, près de son village. Il avait promis à ses enfants qu’avec le produit de la vente, il achèterait des fraises. Sur la colline, des balles ont commencé à siffler autour de lui. Des soldats sont arrivés, l’ont obligé à se mettre nu, ont brisé son téléphone portable.
“Ils criaient, ils m’insultaient, ils me boxaient, me hurlaient que j’étais entré dans une zone militaire, que je n’avais rien à faire ici. Ensuite, ils m’ont mis un tissu sur la tête et m’ont emmené dans une petite pièce nue, sans fenêtre. Toutes les demi-heures, certains venaient, me crachaient dessus, me pissaient dessus.” Kanaan assure n’avoir eu qu’un repas par jour et être resté cinq jours ainsi, dans le noir complet, sans savoir ce qui allait lui arriver. Soudain, au beau milieu de la nuit, ses geôliers ont dit qu’il pouvait partir. “J’avais peur qu’ils me tirent comme un lapin, se souvient le gaillard. Mais, finalement, j’ai pu sortir de ce qui semblait être une colonie juive et j’ai marché jusqu’à un village. On m’a ouvert une porte. J’ai téléphoné chez moi. Ma femme me croyait mort. Lorsque je suis revenu à la maison, c’était comme une résurrection.” Il a demandé à un avocat d’intervenir, mais l’armée a nié qu’il y ait eu des soldats ce jour-là sur la montagne. “Je n’ai pas porté plainte, ça ne sert à rien. Ils ne croient que l’armée. Je suis persuadé que ces quatre soldats d’origine russe ont agi de leur propre initiative sans en référer à personne. Comme un jeu.”